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Présentation :
Olaf & Bessy Bess
12 mai 2042, au Restaurant Alternatif de la Zone d’Or.
Je dois avouer que de tous les scoops dont je fus le témoin en 60 ans d’investigation photographique, celui-ci fut sans conteste le plus déterminant pour ce que la population de notre pays persistait à appeler « l’Avenir » malgré les décennies de politique répressive du Gouvernement Global : ce 12 mai 2042, à la stupéfaction générale, le Palais Présidentiel venait d’exploser. En quelques secondes, tout avait disparu dans un nuage de poussières anthracites : le Grand Salon du Parti, le Ministère des Affres Existentielles, le Temposcope National et les bureaux secrets du Cerbère Synthétique.
L’Attentat (car il s’agissait à l’évidence d’un acte criminel d’envergure) avait pris tout le monde de cours. Comme à chaque printemps, la Fête Annuelle du Poulpe avait réuni les médias d’Europe autour du Palais Présidentiel, et Edouard Doz s’était avancé à midi sur le Balcon des Honneurs, devant la foule des figurants engagés pour acclamer sa suave laideur ; il avait penché son visage verdâtre sur sa collerette dorée, il avait levé la main pour brandir le Coeur Volant au creux de ses doigts maigres… puis il avait subitement volé en éclat.
Un craquement soudain, une légère détonation et tout à coup la tête du président s’arracha de son corps, voltigea dans les airs et s’écrasa comme une pastèque au milieu des figurants atterrés. Deux secondes plus tard, c’était le Palais entier qui se soulevait dans un impressionnant tourbillon pyrotechnique avant de s’effondrer dans un vacarme d’enfer. C’était fini : le corps semé aux quatre vents, enseveli sous les blocs de béton, les statues de marbre estropiées et les velours en flamme de la République, Edouard Doz était mort. Bel et bien.
Lorsque le silence revint après cette minute apocalyptique, on ne vit qu’elles : deux petites silhouettes blanches à chapeau melon qui émergèrent des ruines du Palais avec une étrange impassibilité et trottèrent comme des musaraignes jusqu’au restaurant de la Zone d’Or, à deux pas de la catastrophe. A n’en pas douter, c’était eux les responsables ; eux les seuls à se mouvoir encore, comme si de rien n’était, en sifflotant l’Air des Bijoux parmi la foule abasourdie…
Dans le vent, les mots « Terroristes » et « Sauveurs » se diluèrent comme un nuage de lait dans une tasse de café noir.
L’onde de choc fut si forte et le vide si intense ensuite que, naturellement, les caméras et les micros glissèrent dans le sillage de ces deux fantômes chapeautés comme des anémones de mer se refermant voluptueusement sur leur proie. Je fis signe au journaliste à mes côtés, et nous pénétrâmes à pas de loup dans le restaurant pétrifié de silence.
Ils étaient là, tranquillement assis à une table. Ils avaient commandé des Tagliatelles de Charbon aux Yeux de Vache n°8. Je les reconnus immédiatement : il s’agissait d’Olaf & Bessy Bess, les deux agents spéciaux des services secrets britanniques inculpés dix ans plus tôt de d’ « atteinte au réalisme national » par le Ministre de l’Intérieur pour avoir soutenu publiquement la théorie (pour ne pas dire la preuve) que la célèbre contre espionne galloise Mia Followay, avait bel et bien accouché en 2001 d’un enfant diabolique fruit de son aventure avec le président Doz (des accusations que le gouvernement tentait depuis 40 ans de noyer dans un déluge de décrets interdisant toute « élucubration poétique, littéraire ou imagée dans l’espace publique« ). Olaf & Bessy Bess étaient frère et soeur siamois, désunis cliniquement depuis des années. Mais ils avaient toujours préservé cet étrange mimétisme originel, cette froideur vengeresse qui envahit ceux que l’on sépare arbitrairement au nom d’un bien être collectif. Tout le monde savait qu’Olaf était la tête et Bessy la main, et qu’à leur Folie théorique ils opposaient toujours une Théorie folle : que le monde ne pouvait fonctionner sans la puissance des sentiments, sans le vertige de la déraison ou la nécessité de l’irrationnel, sans les déluges de l’imaginaire et l’hourvari salvateur des poètes.
Il suffisait de regarder Bessy Bess dans le fond de ses yeux frémissants, encore sous le choc du phénoménal attentat mené à terme quelques instants plus tôt, pour comprendre à quel point leur engagement politique et morale était devenu chez eux une existentielle affaire de vie ou de mort.
« Qu’avez-vous à déclarer ? » se risqua à demander, la gorge serrée, l’envoyé spécial de Phénoména devant les centaines de journalistes rendus muets. Bessy Bess tourna la tête et regarda par la fenêtre du restaurant les volutes de fumée noire qui montaient vers le ciel. Les larmes lui vinrent aux yeux. Elle sera la main d’Olaf. Il sourit et répondit sans sourciller avec son accent de lord anglais :
» Nous avons à déclarer que le réalisme est mort. Quoi qu’il nous en coûte et quoi qu’il en coûte au monde, à partir d’aujourd’hui une nouvelle ère commence. Les Promeneurs Solitaires ne seront plus jamais des Abandonnés.Vous voici chers messieurs aux portes de la fusion des Rêves et de l’Esprit. Vive la liberté. Bonne chance. »
Alors, l’espion britannique porta la main à sa bouche pour avaler une petite gélule avant d’en déposer une autre dans la main fébrile de sa soeur. Quelques secondes plus tard leurs visages se couvrirent d’infimes tâches de mercure, puis leurs corps s’effondrèrent sur la table du restaurant comme deux marionnettes dont on aurait coupé les fils.
Nous fûmes tous certains ce jour-là, même si personne n’osait encore sourire ou se pincer la cuisse de peur de voir le défunt Edouard Doz renaître subitement de ses cendres : en ce 12 mai 2042, enfin, comme nous l’espérions depuis toujours dans l’ombre secrète de nos nuits : le réalisme était bien mort.
Franck Harscouët